Le football est un sport de beaufs !
J'ai retourné maintes et maintes fois le sujet dans ma tête, j'ai hésité, tergiversé, oscillé, tâtonné, pris ma décision, puis suis revenu dessus.
Je suis un petit notable de province, j'ai écrit un livre (certes auto-édité, ne nous emballons pas) et il m'est désormais impossible de le dissimuler : j'ai dépassé la quarantaine ! La plus élémentaire courtoisie envers mes semblables me dicte de m'adonner à des loisirs un peu plus classieux ... L'opéra ou le théâtre par exemple. S'il faut absolument que cela soit du sport , il y aurait éventuellement la voile, voire le rugby qui dans le Sud-Ouest jouit tout de même d'une réputation convenable.
Mais le foot ?
Ce qui est particulièrement agréable dans l'idée de rompre mon idylle avec le football c'est qu'il n'y a là que de bons points à récolter.
La bourgeoisie d'abord, aura enfin pour moi les yeux de Chimène. Moi qui suis -employons le terme ad hoc- un traître à ma classe- je pressens là un excellent procédé pour retrouver grâce à leurs yeux. Je pourrai mêler ma voix à la leur pour dire notre indignation commune quant au fait que des jeunes issus des classes populaires puissent croquer les mêmes millions que les grands patrons du CAC40. Il est certes passablement agaçant de constater que les footballeurs d'exception voient leurs comptes en banque rivaliser avec ceux des grands bourgeois, qui ont eux su patiemment thésauriser à la grande époque du commerce triangulaire ! Nous pourrons unanimement et fermement condamner les sommes stratosphériques gagnées par ces béotiens en short. Ainsi encanaillés, ils se métamorphoseront pour quelques temps en rebelles des beaux quartiers. Les "Che Guevara de Neuilly", en quelque sorte. D'une même voix, nous pérorerons sur cette jeunesse (pauvre France! ) souvent issue de l'immigration (puisqu'il y a trop de noirs en équipe de France ! ), terriblement oiseuse (au contraire des actionnaires qui eux sont indispensables à notre société. Il faut suivre !). Pour la plupart, ces descendants d'esclaves n'ont même pas le bon goût de chanter haut et fort notre chère Marseillaise lors des rencontres internationales (bandes d'ingrats ! ).
Pour une partie de la "gauche" culturelle, la conclusion est identique (une fois n'est pas coutume), pour des raisons évidemment différentes. Force est de constater que - comme je l'ai signalé dans le titre- le foot est un sport de beaufs. Jusqu'à présent, je me conformais à l'idée selon laquelle le mot "beauf" représentait une insulte issue des classes dominantes pour disqualifier toute culture populaire. Il faut croire que je n'avais pas tout saisi (ce qui je le confesse humblement, chez moi n'est pas tout à fait incongru). De plus, le camp du progrès ne saurait tout de même pas soutenir ces nouveaux riches (le terme "nouveaux" a ici son importance) qui ont fait leur fortune en courant derrière un ballon (ils doivent tout de même courir relativement vite si l'on compare le grand nombre de candidats au minuscule nombre d'impétrants). Enfin, et c'est souvent là l'argument ultime (en cela qu'il clôt la discussion), le football est l'opium du peuple. Je ne peux que me ranger à leur avis éclairé en constatant qu'à l'inverse du supporter de foot, le cultureux -dès la représentation du dernier spectacle conseillé par Radio France terminée- se rue dans les manifestations et les occupations d'usine.
S'il est un des rares domaines où l'unanimité existe en ce bas monde c'est bien celui-ci. Oui, le football est LE sport à détester par excellence. Pourtant, bien que je connaisse tout cela et que je lutte activement pour faire taire ma nature profonde, je n'y suis pas encore. Je sais bien que la F.I.F.A est un organisme à ce point corrompu que je peux l'écrire ici sans même risquer un procès pour diffamation, je sais aussi que les joueurs de foot sélectionnés depuis leur plus jeune âge ont la plupart du temps une culture politique pour le moins indigente (des exceptions existent, comme le camarade Vikash), je ne méconnais pas non plus la corruption, les stades climatisés, le racisme et l'homophobie. Je n'élude rien. Et pourtant.
Et pourtant. Je ne sache pas qu'aucune autre activité humaine puisse susciter autant d'émotion, de liesse populaire et de fraternité. Oui, de fraternité ! (Il y a sans doute également la Révolution, mais l'événement est tout de même plus insolite en terme de fréquence) L'expérience est aisé à réaliser. Il suffit de s'armer d'un ballon et de se rendre sur un terrain vague à peu près n'importe où dans le monde. Surgissent alors -tels des insectes évadés d'on ne sait quelle fourmilière- une nuée de candidats à rejoindre la partie. Le match pourra durer jusqu'à la tombée de la nuit sur un terrain cabossé, mal tondu et aux buts délimités par les pulls des joueurs les moins frileux.
N'importe quel Français un tant soit peu honnête et au moins aussi avancé en âge que moi pourra décrire très précisément où il se trouvait le douze juillet mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-huit lorsque l'équipe de France remporta sa première finale de Coupe du Monde. Pour ma part, je ne peux toujours pas revoir ce match sans que mes poils se hérissent (c'est assez trivial et je sais que les bonnes mœurs interdisent de rappeler que nous avons un corps) lors des deux têtes gagnantes de Zinedine. Mes amis marocains ont ressenti la même émotion lors de la dernière édition du tournoi tandis que leur équipe ( les Lions de l'Atlas) battait tour à tour la Belgique, l'Espagne, et le Portugal. Tout cela est futile et truqué ? Mais "Futile" et "truqué" ne sont-ce pas les amères caractéristiques de nos existences humaines ?
Le football exhale ce parfum enivrant d'enfance (j'y reviens toujours je sais), de mauvaise foi et de bonheur naïf. Alors pourquoi y renoncer ? Si rien n'a de sens et que nous ne pouvons qu'avancer sur le chemin de nos funestes destinées, faisons le au moins gaiement et le sourire aux lèvres.
Finalement, tout comme le chantait Brassens, "j'aime mieux m'en tenir à ma première façon" et continuer à aimer le football et détester les marchands du Temple qui le transforment en produit de consommation. Le football est un sport de beaufs ? Nous sommes toutes et tous affublés d'étiquettes, et j'ai je crois passé l'âge de m'en formaliser, alors à tout prendre j'aime autant celle-là.